Journal ultralucide #35

J'ai rêvé qu'Edvard Munch dessinait la Joconde


Le reflet des images hante le souvenir des enfants - Vitrine, 10 x 2 m, La Clayette
Une très belle exposition de dessins au milieu des buissons, au détour d’un chemin, se blottit dans le garage d’un collectionneur de voitures anciennes. Elle parle de Mona Lisa, d’Edvard Munch et de la mort. Il y a une soie blanche brodée de fil d’or entourée de 44 crânes s’éparpillant sur le mur.
Des Mona Lisa sont dessinées sur des feuilles maculées d’aluminium qui portent l’inscription « J’ai rêvé qu’Edvard Munch dessinait la Joconde ».
Dans une grande vitrine extérieure, les grands dessins sont inondés de jaune citron et dévoilent une Mona aux yeux perçants, aux yeux tracés par un dessinateur qui rêvait à Edvard Munch. Peut-être Edvard, dans l’au-delà, est l’amant de Mona. Il la bouscule, la triture, et l’angoisse par ses gestes inconvenants.
Dans « J’ai rêvé qu’Edvard Munch dessinait la Joconde », c’est une Lisa apeurée d’avoir trompé Léonard avec Edvard et les crânes sont là pour nous rappeler un quotidien qui s’effrite lentement en poussière, un sourire qui s’efface d’un visage. Le rêve n’est qu’une tentative de transgression de la mort, de l’amour, de la vie qui finit toujours par un avortement généralisé.

« J’ai rêvé qu’Edvard Munch dessinait la Joconde » est une exposition à voir absolument, au milieu des buissons, au détour d’un chemin.
J’ai rêvé qu’Edvard Munch dessinait la Joconde et j’ai vu la maîtresse d’Edvard embrasser un crâne et j’ai dessiné le baiser de la mort au détour d’un chemin, au milieu des buissons.
Mon rêve s’échappe et s’inscrit avec des traits tracés dans l’obscurité qui fuient la main, pour oublier leur existence, leur forme, leur représentation.
L’exposition a été tracée dans la pénombre, dans une sorte de nuit, dans l’absence du regard.
L’exposition a été dessinée avec un instant visuel sans éclairage.

C’est une très belle exposition de dessins, au détour d’un chemin, à la Clayette (71800), où on découvre le meilleur chocolatier de France, Bernard Dufoux, au 32 rue centrale. Et l’exposition des meilleurs dessins de France est au 68 rue Lamartine.
Mona Lisa aurait certainement beaucoup aimé le chocolat ; et MONA N'ETAIT PAS BLACK.
Cette exposition est présentée par le poisson Esox Lucius.
N’oubliez pas de venir acheter des chocolats et visiter l’exposition.

J'ai rêvé qu'Edvard Munch dessinait la Joconde n°54 - Encre de Chine et encre aluminium sur papier, 152 x 200 cm, 2013

Texte d'Eric Laniol (Université de Strasbourg) pour un catalogue en préparation


Il semblait logique que Les Riches Douaniers (Richard & Zoll) s’emparent un jour de la Joconde (en un rapt de plus, elle qui déjà en connut de retentissants par le passé), objet de tous les fantasmes, de toutes les digressions, et de tous les artefacts marchands imaginables.
En tant que passeurs avisés d’une histoire jamais figée, les deux compères savent que Léonard lui-même est sans doute à l’origine de l’énigme de cette œuvre désormais bunkerisée : « Pas la moindre allusion à cette peinture, ou à son éventuel commanditaire, dans tous les écrits de l’artiste ; pas même un dessin préparatoire dans ses cartons. Force est de reconnaître que le mystère reste intact. A vrai dire, le brouillard épais qui pèse sur sa genèse convient à merveille à la sibylline Joconde. Léonard emploie le sfumato aussi bien en peinture que dans ses écrits et dans la façon qu’il a d’obscurcir à volonté, dirait-on, certaines circonstances de sa vie ; il déroule derrière lui un voile de fumée ; c’est là son style, sa manière – son tour d’esprit »1. Entretenir le doute aura pour conséquence d’autoriser les plasticiens à s’emparer de l’icône pour en faire une sorte de mètre-étalon factice de la réception artistique aujourd’hui, paradigme intranquille et constamment mis à mal, notamment par les angoisses pathologiques d’un Edvard Munch lui-aussi parodié dans sa touche visqueuse et anxiogène.
Pour un duo il semblait tout aussi logique de convoquer une œuvre dans le sillage inconvenant d’une autre, telle une citation biaisée, un dialogue impossible, un croisement involontaire, une hybridation contre nature.
On remarquera qu’il s’agit bien de mettre en forme une sorte de relecture trans-historique par l’exclusive du trait, je dirai même d’établir la correspondance par une constante autopsie linéaire, ce qui implique aussi les traits les plus grossiers, c’est à dire entendus comme des gestes contraires à la bienséance, rudimentaires et par là-même actifs et efficients.
Car si le trait est ce qui, dans le langage courant, permet de distinguer, de caractériser (il est alors révélateur et significatif), en tant que modalité graphique immédiate il permet à l’inverse d’éviter une clarification trop évidente des données, et d’échapper ainsi à un message univoque.
La trace implique donc un rapport paradoxal de désignation et de mise à distance, rappelant l’évocation première d’une forme comme sa potentielle esquive – et c’est bien ce qui, de la vanité crânienne à Mona Lisa, de l’image surmédiatisée à sa disparition tendue, se joue dans les dessins et peintures dessinées des Riches Douaniers.
Les enchevêtrements de touches linéaires obscurcissent autant qu’elles révèlent l’image, dans certains dessins la ligne se fait liane, si bien que l’on ne sait si c’est cette dernière qui façonne le portrait ou si c’est le portrait qui sert de soutien à la croissance quasi-biologique de ce que l’on peut par moment qualifier de filins, de nervures, voire de veinules. On peut alors à cet égard se souvenir de toute l’angoisse organique métaphorisée dans les toiles du peintre norvégien, où une vigne vierge comme une chevelure2 peuvent de manière égale se transformer en un corps sanguin et souffrant par l’usage liquoreux de serpentins picturaux : « La touche, en s’allongeant, devient veine, rigole, drain »3.
Les Douaniers semblent, en bons contrôleurs de l’Histoire, avoir autorisé le trait dramaturge à permettre le passage, presque fortuitement, en filigrane, d’une représentation à l’autre, moteur d’un glissement sans cesse opéré entre le réel et ses doubles, bruissement constant d’une palpitation d’image possible, à moins qu’il ne s’agisse des derniers soubresauts d’une croyance en l’aura des œuvres convoquées.
Il fallait bien un trait spectral4, sondeur et résistant, pour rendre possible le rêve, autant dire l’utopie, d’une rencontre par-delà les époques – à travers les frontières diraient les Douaniers - entre deux artistes majeurs que tout semble a priori opposer : équilibre des compositions contre frontalité et décalages assumés, jeu subtil des lumières contre une obscurité aussi pesante que récurrente, adoucissement des contours contre touches de couleurs salies, chargées, pâteuses, délicatesse des nuances contre traînées pigmentaires volontairement inabouties, sujets en dialogues émouvants contre motifs angoissés et morbides.
Etymologiquement, il est intéressant de rappeler que le trait est d’abord l’action d’envoyer, un geste entraînant une traction, en un mot un projectile. Or c’est bien de ce vif mouvement de projection qu’il est question dans les dessins des Riches Douaniers, pulsions d’apparitions sommaires et intempestives qui croisent – entre autres après celles de Van Gogh, de Goya ou de Courbet5 - les figures de Vinci et de Munch.
Conventionnellement ancrées dans l’Histoire, ces références tutélaires sont rendues à l’animation la plus soudaine, que celles-ci soit réduites à une seule ligne (le Tableau sisyphéen, 2014), ou littéralement bousculées à grands traits. C’est un peu comme si les réverbérations convulsives du Cri de 1893 s’étaient invitées dans la perspective atmosphérique du tableau de Vinci, et avaient fait fuir toutes les sensibles attaches au réel imagé : giclures, jets, biffures, scories, sismographies glissantes sur fonds d’aluminium ou d’argent sont autant d’imprécisions voulues qui constituent alors abruptement le souvenir décharné - mais pas encore désincarné – de l’icône la plus connue de l’Histoire artistique. Munch disait vouloir transcrire le « réalisme de l’âme »6, et frappait ses figures comme ses paysages de déliquescences infinies. Les Douaniers paraissent hériter de ce souci résiduel à l’heure du « virtualisme du corps », entérinant la Joconde comme être numérique, entre résolution et dissolution, déclinant les fragiles et graciles squelettes de la mémoire visuelle.

Eric Laniol, mai 2014

1 : Serge Bramly, Léonard De Vinci, Editions J.C. Lattès, 1988, p.399
2 : dans la Vigne vierge, 1898 (120x120cm) et dans Vampire la même année (86x68cm) par exemple
3 : Jean Clay, De l’impressionnisme à l’art moderne, Hachette réalités, 1975, p.103
4 : on rappellera ici que Les Riches Douaniers fonctionnent à partir d’une image codée dont l’analyse spectrale définit les limites et contours, ce qui leur permet, par succession de calques, de décliner à l’envi la référence choisie
5 : voir à ce sujet le site des artistes : www.lesrichesdouaniers.org
6 : Jean Clay, op.cit., p.103

Edvard Munch ... - Aquarelle et graphite sur papier renforcé, 100 x 70 cm, 2014

Information : Mona Lisa n'était pas Black

Mona Lisa n'était pas Black n°1 - Encre de Chine sur papier, 152 x 200 cm, 2014


La parole du crâne - Détail de 43 crânes sur calque (21 x 29,7 cm)

J’AI RÊVÉ QU’EDVARD MUNCH DESSINAIT LA JOCONDE

LES RICHES DOUANIERS (RICHARD & ZOLL)
ESOX LUCIUS - Le garage, 68 rue Lamartine - 71800 La Clayette


Exposition du 29 juin au 27 juillet 2014, ouverte les jeudis, vendredis, samedis et dimanches, de 15h à 19h30 et sur rendez-vous.
Du 13 au 28 septembre 2014, les vendredis, samedis et dimanches de 14h30 a 18h30 et sur rendez-vous.

Vue de la salle 1 de l'exposition « J'ai rêvé qu'Edvard Munch dessinait la Joconde »

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