Journal extralucide des Riches Douaniers n°4
Ressemblance et dissemblance

Le héros dans l'Héroïc Painting est ressemblé et dissemblé.
Le héros dans l'Héroïc Painting est androgyne.
Le héros dans l'Héroïc Painting n'a pas de nom.
Le héros dans l'Héroïc Painting n'est qu'apparence. L'apparence d'autrui.

R.D.

« Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. »  Denis Diderot, Le Neveu de Rameau.


Tabula Rasa, 180 x 229 cm


Les Riches Douaniers : un cas de dépense iconographique

Ouverte à tous les sens, du sonore au visuel, à toutes les pesanteurs, du volume à l’environnement spectaculaire, la pratique des Riches Douaniers est avide d’expérience - entendue comme « voyage par-delà les limites »1, épuisant rapidement les possibles d’une première donne, évaluant déjà les potentiels d’une seconde alors à peine entrevue.

Terrain d’accueil d’une diversité de phénomènes, leur pratique joue sur cet entre-deux de la découverte (les artistes parleraient plus volontiers de fascination) et de la prise - au sens de la saillie que l’alpiniste utilise pour s’accrocher au rocher. Une saillie numérique pour mieux s’arrimer à l’histoire picturale (leur version de la peinture sans peinture), une saillie lumineuse abstraite pour dire l’attention toujours renouvelée aux icônes.

Aussi nulle activité n’apparaît jamais, dans leur travail, comme ancienne ou moderne, archaïque ou avant-gardiste : l’activité se déploie, organiquement dispersée, fondamentalement unique, elle s’arpente par croisement de systèmes, par oscillation entre entreprises pharaoniques et recherche du silence.

Mais la multiplication des sujets, des médiums, des points de vue traduit chez les Riches Douaniers  bien davantage qu’une curiosité constamment insatisfaite : elle est une véritable volonté d’absenter l’économe, une attitude promptement dépensière, un désir baroque pour taire les retenues ambiantes.

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Aussi toute l’aventure (à plus d’un titre) de l’Héroïc Painting consiste en une concrétion de temporalités que les différentes figures (les multiples d’une seule ?) entretiennent, entre reconnaissance (identification), digression et transgression. Sont héroïques ici non seulement le statut chevaleresque des figures, mais aussi la démesure d’un geste lumineux et chromatique excessif, enfin le dialogue ininterrompu avec l’exercice pictural dans ce qu’il a de plus immédiat : occuper une surface, densifier un support, couvrir un espace. « La peinture alors circule, entoure, enrobe, amalgame, répète, redouble, déplie les formes jusqu’au délire pour mieux raviver, par l’intercession des figures, l’autre épisode du mythe »2.Ce qui apparaît le moins épique à première vue est peut-être, paradoxalement, le plus ambitieux : la persistance du pictural à travers sa disparition immédiate, le flux de la peinture maintenue dans la virtualité, le geste ancestral conservé par la précision du machinique.

Aux jeux de rôles la peinture est également conviée, objet d’une narration repérable, sujet d’une mythologie renouvelée – entre Gorgone et Méduse -, prétexte d’une déambulation dans la matière bousculée, griffée, biffée, mêlée, dans la texture visible, voyante, colorée, qui procède toujours de la double perspective d’une histoire intime (le K de Ka) - prendre le risque de commencer, concevoir vite, cumuler les strates (le K de Buzzati) - et d’une histoire universelle - convocation de signes référentiels, dialogues avec les modèles, insolite adéquation à l’actualité (le K de Bill Kaulitz).

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Nul retour aux sources ni recyclage postmoderniste ne sont ici de mise, mais bien une dépense gratuite et fulgurante (la seule dépense valable), un transfert d’énergie décisif, un engagement se faisant sans concession à quelque tendance réfractaire en mal d’ordonnance. Si les genres semblent respectés (portrait, vanité, paysage), nous assistons à l’enregistrement d’une prise de corps (premier état) qui se double de l’édification brutale d’un état de siège - coloration harcelant le territoire devenu raviné et comme argileux, dispersion des pigments virtuels sur une topographie déjà instable : au-delà du jeu vidéo/guerrier, de quel véritable combat ce maquillage pictural est-il l’apprêt ?Les portraits attirent irrésistiblement vers la figure de Méduse, en état de siège permanent, d’une beauté qui irradie : « D’une éclatante beauté, Méduse, avait fait naître les espoirs jaloux de nombreux prétendants et dans toute sa personne, il n’y avait rien qui attirait plus les regards que ses cheveux. J’ai rencontré un homme qui racontait l’avoir vue. Le maître de la mer la viola, dit-on, dans le temple de Minerve. La fille de Jupiter détourna sa vue et couvrit de son égide son chaste visage. Et pour que cet attentat ne demeurât pas impuni, elle changea les cheveux de la Gorgone en hideux serpents. Aujourd’hui encore, pour frapper de terreur ses ennemis épouvantés, elle porte sur le devant de sa poitrine, les serpents nés par sa volonté »3.

Dans la lecture de ces figures grimées (Tabula Rasa, Tom, Bill), nous retrouvons des terres qui tournent le dos à tout achèvement ou dénouement : un hors-je en même temps qu’un hors du temps. Ces portraits semblent constater le recul du sujet dans une forme d’expérience finalisée, paraissent conscientes d’une dissémination – « Qu’est-ce donc que notre visage, sinon une citation ? »4 remarquait déjà Barthes -, mais font aussi l’hypothèse d’une tentative d’être sur fond d’horizon du simulacre : un « je » virtuel, dans le sens d’un repli sur soi, d’une coupure avec l’histoire, dont l’activité ici ferait acte - ou se débattrait afin que cette dernière se cicatrise ?

                                                                                                          Eric Laniol, 11/2007
Docteur ès art

                 

1 : Jacques Derrida, Mémoires d’aveugles, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1990, p. 58
2
 : Jean-Louis Flecniakoska, A la recherche de la peinture perdue, in Correspondance(s) n°8, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1998, p. 136
3
 : Ovide, Les métamorphoses, IV, 790-803, cité par Louis Marin, in Détruire la peinture, Editions Galilée, 1977
4
 : Roland Barthes, L’empire des signes, Champs Flammarion, 1980 (Skira, 1970), p.121

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Héroïc Musique

La musique de cette page est extraite de « La Terre n'est plus qu'une histoire ancienne », musique nominée intemporelle créée par Les Riches Douaniers.

Pour information, une musicalisation par Les Riches Douaniers d'un extrait du film "Lemmings" a été présentée au Carré d'Art de Nîmes dans le cadre du festival des musiques d'aujourd'hui, le 1er décembre 2007.